juin

8

Le Laos soumis à la dictature de l’hévéa chinois

Le long de la route en terre ocre, vallée après vallée, des
centaines d'hectares réduits en cendres, parsemés de troncs
calcinés. Certains flancs ravagés des collines sont déjà aménagés
pour recevoir les plantations chinoises d'hévéas, l'arbre à latex
servant à produire le caoutchouc. Dans la province de Bokéo, au
nord du Laos, entre Birmanie et Thaïlande, non loin de la frontière
chinoise, une forêt tropicale primaire d'une grande richesse
écologique, l'une des mieux préservées au monde, s'étendait il y a
quelques mois encore à la place de ces brûlis. Essences et fleurs
rares, éléphants, gibbons, tigres, plantes médicinales, tout part
en fumée dans cette région où cohabitent plus d'une trentaine
d'ethnies différentes.
«Les autorités nous ont toujours empêché de brûler la forêt pour
nos plantations de riz et d'arbres fruitiers, maintenant, ils nous
disent de le faire à condition que ce soit pour l'arbre à
caoutchouc», 
explique le chef d'un village. Dans son district,
20 000 hectares (un quart de la terre) ont été promis à
l'hévéa.

Argent facile. Pour les villageois qui ont commencé
la plantation des arbres fournis par une compagnie chinoise, c'est
le rêve d'argent facile.
«On n'en avait jamais planté, mais les Chinois nous ont promis
que ça rapporterait jusqu'à 30 centimes d'euro par arbre chaque
jour », 
explique ce chef. Il n'a pas le choix.
«Si on refuse, le gouvernement local a dit qu'il donnerait notre
terre à d'autres planteurs venus d'ailleurs.» 
Comme la plupart
des paysans convertis à l'or élastique, ce père de cinq enfants ne
sait pas qu'il devra abandonner ses autres cultures pour assurer
cette activité intensive, devenant ainsi dépendante d'une société
qui fixe seule les prix. Le danger est la récupération des terres
par les exploitants.
«Ils travaillent lentement, ne se préoccupent que du lendemain,
ce sont des gens de qualité inférieure», 
se plaint M. Kuang,
expert agronome chinois et investisseur dans la province de Bokéo,
où il est venu former les populations locales à la plantation de
l'hévéa. Selon lui,
«pas besoin de contrat» avec les paysans qui
«ne comprennent rien» . Au nom de sa société Lei Lin, il a en
revanche signé des accords avec les autorités : en cas de
«mauvaise gestion» des plantations, des amendes seront
imposées aux agriculteurs, voire l'éviction pure et simple. Et, si
aucune main d'oeuvre qualifiée n'est disponible, des travailleurs
étrangers seront sollicités. Une aubaine pour M.Kuang :
«Pour l'instant, les locaux acceptent d'aménager les plantations
car on les laisse planter du riz entre les arbres pendant deux ans.
Mais quand viendra le moment de l'exploitation, ils risquent de ne
pas tenir le rythme. Alors, on leur reprendra la terre et on fera
venir de la main-d'oeuvre chinoise, ça ne manque pas chez
nous», 
dit-il fièrement.

A travers tout le pays, c'est la même déferlante. D'environ 14
000 hectares de plantations d'hévéa aujourd'hui, les autorités ont
planifié 200 000 hectares dans trois ans, exploités en majorité par
des groupes chinois privés. Il s'agit de soulager les demandes de
la Chine, assoiffée de matières premières, où la production a
atteint son niveau maximal. Déjà vingt-sept sociétés chinoises
exploitent le latex au Laos, et elles sont venues les mains
pleines. Elles offrent les jeunes pousses, la technologie, les
engrais chimiques, forment les paysans, construisent les usines de
raffinage ainsi que les routes pour acheminer le caoutchouc vers la
Chine, et ouvrent même des banques de crédit rural destinées
exclusivement aux intérêts chinois. En échange, elles détiennent 40
à 80 % de la récolte pendant trente ans.

«Grand frère». 
Officiellement, cette porte ouverte
aux exploitants chinois fait partie du plan de développement
national dans un pays où huit personnes sur dix vivent de
l'agriculture de subsistance.
«La culture du caoutchouc se substitue à celle du pavot et
permet d'améliorer le niveau de vie», 
justifie la presse
officielle laotienne. C'est surtout une politique de la main tendue
à la Chine qui, après la Birmanie et le Cambodge, a jeté son dévolu
sur le Laos. Le «grand frère» communiste fournit presque la moitié
de l'aide internationale au Laos, garantit une assistance militaire
et diplomatique, et y investit massivement dans les mines, les
exploitations forestières et les barrages électriques. C'est que,
avec six millions d'habitants sur la superficie du Royaume-Uni, de
grandes richesses naturelles, une administration corrompue et une
économie sous-développée, le Laos ne fait pas le poids.
«L'afflux de Chinois a un impact majeur sur la société et le
commerce, et va sans doute conduire à une sinisation du pays.
Malheureusement, dans un Etat à parti unique, il ne peut y avoir
aucun débat», 
déplore Grant Evans, spécialiste du Laos depuis
trente ans.
Les ONG internationales assistent, impuissantes, à ce
changement. Sous le couvert de l'anonymat, la représentante d'une
organisation occidentale qui travaille dans le nord du pays depuis
dix ans déplore le choix du tout-caoutchouc :
«La monoculture imposée est la marque de ce qu'on peut appeler
une forme de colonisation moderne de la part de la Chine. Cela
compromet tous nos efforts pour un développement durable et
diversifié.» 
Pour Sombath Somphone, lauréat laotien du prix
Magsaysay (le Nobel du développement),
«nous sommes en train de passer directement dans l'arrière-cour
de la mondialisation, au lieu de faire jouer nos atouts comme
l'artisanat, l'agriculture et le tourisme». 

Enlèvement. Les rares oppositions officielles à cette
invasion du caoutchouc sont durement réprimées. Dans la province de
Champassak, un millier d'agriculteurs refusant de couper leurs
arbres fruitiers pour laisser place à l'hévéa ont été expulsés de
leurs terres l'an passé. A Luang Namtha, province bordant la Chine,
l'activiste Sompawn Khantisouk dénonçait la destruction de la forêt
tropicale au profit de l'hévéa, et avait prouvé que l'écotourisme
rapportait autant voire davantage que le caoutchouc en bénéficiant
mieux aux populations locales. Il a été enlevé fin janvier par des
hommes en uniforme. On est toujours sans nouvelles de lui.

src : liberation.fr
Posted in Sithandone | Commentaires fermés

Comments are closed.