A l'automne, Alundith a repéré la petite annonce dans un journal
de la capitale laotienne :
«Casino chinois recrute croupiers dans le nord du Laos». Des
journaux de Vientiane en disaient un peu plus sur ce projet
pharaonique, rien moins qu'un futur Las Vegas dans la jungle, près
de la frontière chinoise. Le casino est la première pièce d'une
«zone économique spéciale» destinée à devenir avant dix ans un mini
Etat avec supermarchés
duty free, hôtels cinq étoiles, usines propres, golf et parc
d'attraction. En plein coeur du Triangle d'or (1), royaume de
l'argent et des trafiquants d'opium, l'affaire a un bel avenir. Une
concession de trente ans a été accordée aux investisseurs.
d'économie pour tenter sa chance à Golden Boten City
. Formé pendant dix semaines à Vientiane, il a manié la
roulette, les cartes et les dés, appris les règles du baccara,
déclamé en chinois
«les jeux sont faits» et intégré les bases du langage des
croupiers. Dans son bagage, il avait un gilet rouge, un noeud
papillon et plusieurs chemises blanches.
est apparue en pleine forêt tropicale, au tournant d'une route de
montagne. En fait de ville, un unique et massif hôtel abritant le
casino : une barre de couleur jaune, surmontée de quatre clochetons
qui ressemblent à des miradors.
d'ordures et de bidonvilles, d'où surgissent des centaines
d'ouvriers au visage fermé. Personne ne le comprenait :
«Je me suis demandé où j'étais tombé. On est au Laos, mais tout
le monde parlait chinois, des directeurs aux ouvriers !» On l'a
conduit à sa «chambre», un dortoir au toit de fer bleu vif, bourré
de lits superposés, quarante pensionnaires par unité.
«Vous n'y serez pas tous en même temps, a expliqué un chef.
Ici, on fait les trois-huit, le casino est ouvert vingt-quatre
heures sur vingt-quatre.» Piétinant dans la poussière rouge,
désoeuvrés, des centaines d'autres jeunes, filles et garçons,
découvraient eux aussi le royaume.
«Avant, on allait en Birmanie»
et autant d'hôtesses. Loin de tout, payés entre 100 et 150 dollars
par mois pour sourire sept jours sur sept aux clients du casino. En
pleine jungle, dans l'usine à jouer de Boten, engranger des heures
supplémentaires est plus tentant que de traîner sans but durant son
congé hebdomadaire. Chaque jour ressemble donc au précédent. La
seule animation est l'étrange relève de la garde des croupiers en
rouge et noir, qui se croisent toutes les huit heures sur le chemin
défoncé du casino. Les joueurs ne s'aventurent jamais jusqu'aux
dortoirs.
Royal Jinlun, 266 chambres mais pas de restaurant, n'avaient pas
fini de sécher. La rumeur d'un nouveau casino surgi en quelques
mois s'est vite propagée dans la région. Des 4×4 et de grosses
berlines ont commencé à passer la frontière. Les joueurs, à peine
fatigués par un éprouvant voyage sur les routes cahoteuses du
Xishuangbanna (sud du Yunnan, Chine), ont filé vers les salles de
jeu. Impatients d'en découdre, comme en manque.
«Le jeu est interdit en Chine, sauf à Macao. Avant, on pouvait
aller en Birmanie dans des casinos comme celui-là qui avaient
poussé à la frontière, explique le manager d'une salle de
machines à sous.
Mais le gouvernement a tout fait fermer. Du coup,
les joueurs viennent ici. Ce sont les mêmes jeux. Et les
mêmes propriétaires.» Le jeune directeur commercial de l'hôtel
parle de son patron chinois, Huang Ming Xian, avec des étoiles dans
les yeux :
«Avant, il avait le plus gros casino de
Birmanie.» L'hôtel-casino, pas terminé, aurait déjà coûté 60
millions de yuans, un dixième de ce qui doit être investi au total
dans la zone par des Coréens et d'autres Chinois :
«Ce n'est que la première phase, il y aura bientôt trois hôtels
cinq étoiles, quatre autres à quatre étoiles et trois casinos
supplémentaires.» Les travaux de terrassement sont en cours, on
parle de déplacer la frontière de 22 kilomètres pour installer ce
petit Andorre.
Copie piratée d'un faux James Bond
tout est à créer, même le code de bonne conduite. Au fronton du
casino, une banderole proclame en chinois :
«Construisons un monde sans armes et sans drogue»… Et pour
ceux qui craignent que la loi du milieu soit la seule en vigueur
dans la région du Triangle d'or :
«Avec nos managers, faisons de Boten un endroit sûr», annonce
un autre slogan calligraphié sur un drapeau rouge… D'où viendrait
le danger ? Autour du casino s'étend la forêt tropicale à peine
troublée par le cri des crapauds-buffles. La première ville est à
deux heures de voiture. Bientôt moins, lorsque l'autoroute que
construisent les Chinois, chantier tout aussi pharaonique à travers
la montagne, sera achevée.
piratée d'un faux James Bond. Pas de smokings ni de Dom Pérignon.
Certains joueurs sont en short et tongs de piscine. Il y a des
néons au plafond, les tables de jeu sont en plastique et les
moquettes déjà douteuses. Les plus chics sont les croupiers,
chinois ou laotiens, dans leur uniforme rouge et noir, et les
hôtesses en tenue de nylon chamarré, vaguement thaïlandaises. Le
portrait de Mao trône au-dessus d'un coffre-fort, derrière une
caisse. Des petits temples taoïstes sont installés dans chacune des
dix salles de jeu. Le Grand Timonier, autant que les divinités, est
censé porter chance. Tour à tour, les joueurs viennent s'incliner.
L'un brûle de l'encens. Un autre, les poches gonflées de jetons,
dépose une boîte de fruits au sirop.
Joueur par procuration
vedette, qui annonce plein de fierté :
«Ça fait deux mois que je suis là !» Cheveux gris en brosse,
lunettes rectangulaires, chemise boutonnée et jean repassé, il
détonne sur le négligé des autres joueurs. Originaire du Yunnan, la
province chinoise frontalière, il a été professeur d'anglais avant
de devenir joueur professionnel, disponible à toute heure du jour
et de la nuit pour son «patron» chinois, officiellement planteur de
thé :
«Il est dans son salon, à 300 kilomètres d'ici, je joue pour
lui.» Il s'interrompt pour fixer son oreillette. Le patron
s'impatiente, au bout du téléphone portable. Comme tous les bons
clients du casino, il peut suivre le jeu sur Internet : des caméras
sont placées au-dessus des tables de jeu et les croupiers sont
sommés de parler haut et fort pour les micros. Le «prof» transmet
l'ordre reçu dans son oreillette :
«OK, banque.» Il pioche dans un panier en plastique où sont
rangés les jetons : verts à 10 000 yuans (1 000 euros), mauves à 50
000.
«Mon boss me fait confiance, reprend le joueur par
procuration.
Il sait que je n'aime pas jouer. Comme ça, je ne fais pas de
conneries. C'est un ami. Je joue pour lui depuis trois ans avant,
c'était en Birmanie.» Autour d'autres tables, on parle laotien,
thaïlandais. Mais les joueurs sont en grande majorité chinois.
d'ailleurs que les travailleurs chinois du casino. Théoriquement
seulement :
«La Chine et le Laos sont deux états socialistes, des big
brothers
», sourit Hock. Ce Malais, ancien drogué des tapis verts,
dirige depuis janvier un jeu de courses électronique à Boten pour
le compte d'un investisseur coréen. Tous ses clients sont des
Chinois entrés facilement dans la Golden City, zone économique
spéciale oblige. A la frontière, aucun visa n'est exigé. Une simple
autorisation gratuite et obtenue en cinq minutes suffit, et la
douane n'effectue aucun contrôle.
neige au soleil. Alors que dans le Yunnan chinois, on risque la
prison pour une simple participation à un loto clandestin ou une
partie de mah-jong intéressée. Le problème, vieux comme la Chine
communiste, ne cesse d'agiter le ministère de la Sécurité publique,
incapable d'enrayer la fuite des capitaux vers les casinos
frontaliers du Laos, de Birmanie ou de Mongolie. L'argent vient en
grande partie de la corruption des fonctionnaires. Pour éviter les
tentations,
le
«tourisme de frontière», doux euphémisme, est strictement
interdit depuis 2005.
Chevaux et jockeys de synthèse
Hanrong, secrétaire chinois de l'association des policiers du
Xishuangbanna.
Pour l'instant, les problèmes avaient surtout lieu à la
frontière birmane.» Ce spécialiste du jeu, basé dans le Yunnan,
n'a pas entendu parler de la Golden City laotienne, pas plus que
des investisseurs chinois qui espèrent y faire fortune :
«Je ne sais pas trop ce qui se passe là-bas. Je crois que c'est
le nom d'un hôtel. Si c'est une zone spéciale, de toute façon, on
ne pourra rien faire.» Les nouveaux managers de Boten n'ont pas
l'air inquiets :
«Rien n'empêche un Chinois de jouer», affirme Hock le Malais,
qui roule sa bosse depuis vingt ans dans le Triangle d'or. A la
tête de son faux champ de courses, il est un peu stressé. Devant
lui, les courses démarrent toutes les trois minutes sur un écran
géant avec chevaux et jockeys de synthèse. C'est l'informatique qui
gère le hasard, mais, comme à Longchamp, un véritable commentateur
tient le micro en hurlant. Ne manquent que les élégantes en chapeau
pour y croire.
Par Pascale NIVELLE
QUOTIDIEN : mardi 17 avril 2007
Golden Boten City (frontière sino-laotienne) envoyée spéciale