André Désiront
La Presse
Collaboration spéciale
Luang Prabang
D'abord, il y a cette vue spectaculaire à
l'atterrissage, pour peu qu'on soit assis près d'un hublot. L'avion se
faufile entre deux haies de hautes collines aux crêtes dentelées. Il
survole quelques rizières et rase la tignasse ébouriffée des palmiers à
sucre avant de se poser sur la piste du petit aéroport.
Ensuite, il y a cette plongée dans l'Indochine des
années 30. Parce qu'il n'y a presque pas de voitures dans les rues de
Luang Prabang. Ce sont les mobylettes et les vélos qui se disputent la
chaussée. Les femmes conduisent d'une main. L'autre agrippe le manche
du parapluie qui épargne à leur teint les rigueurs du soleil. Sur les
trottoirs, des moines en robe safran brandissent, eux aussi, des
parapluies pour protéger leur crâne rasé.
Tout comme dans les
années 30, il n'y a pas d'édifices en hauteur, dans l'ancienne capitale
royale du Laos. Et il n'y en aura pas tant que l'UNESCO contrôlera
l'urbanisme. Dans le rapport de 1995 justifiant l'inscription de Luang
Prabang sur la liste du Patrimoine de l'humanité, l'agence des Nations
unies indiquait que la petite agglomération (il n'y a que 26 000
habitants) était «la ville la mieux préservée d'Asie du Sud-Est». Les
fonctionnaires et les architectes qu'elle emploie sur place veillent à
préserver le cachet des 32 temples et des 700 maisons classés de
l'époque coloniale.
Aujourd'hui, Français et Allemands en tête,
les touristes envahissent la petite localité. Ils se répandent dans
l'enceinte du Vat Xieng Thong, le temple le plus ancien de la ville (il
date de 1560), érigé à la pointe de la presqu'île formée par le Mékong
et son affluent, la rivière Nam Khan. Ils envahissent le Palais royal,
transformé en musée qui, outre les collections d'art amassées par les
rois du Laos, abrite le symbole le plus sacré du pays: le grand Bouddha
d'or, qui pèse 54 kg (en lao, Luang Prabang signifie «la ville du grand
Bouddha d'or»). Ils musardent dans les 13 marchés, dont les
fonctionnaires de l'UNESCO veillent scrupuleusement à préserver le
caractère authentique (le plus populaire est le marché Hmong, du nom
d'une ethnie minoritaire, très présente dans le nord du pays). Le soir,
les plus vaillants gravissent les 250 marches de l'escalier qui mène au
sommet du mont Phu Si, qui se dresse au milieu de l'agglomération. Là,
ils s'entassent sur la plate-forme du That Chomsi, le stûpa dont la
flèche dorée sert de point de repère aux promeneurs égarés. Et, juste
avant que le soleil ne bascule derrière les montagnes, ils captent sur
leurs appareils photo les derniers rayons qu'il darde sur le Mékong.
Puis, ils redescendent pour se joindre à la foule qui commence à
envahir les bistros et les petits restaurants aménagés dans les
anciennes demeures coloniales de la Thanon Photisarat (la rue
principale), et des venelles transversales.
Même si Luang
Prabang a conservé son statut de capitale royale jusqu'en 1975,
l'administration gouvernementale s'était installée à Vientiane dès le
milieu du XVIe siècle. Si elle n'a pas le charme suranné de la bourgade
du nord, la ville compte presque autant de fastueux édifices religieux.
À commencer par le monumental Pha That Luang – le «stupa sacré et
précieux» – qui abriterait un morceau du sternum de Bouddha. Fidèles et
touristes se côtoient dans les extravagantes pagodes du centre-ville:
le Vat Si Muang, qui hébergerait l'esprit protecteur de la cité, ou
encore le Vat Si Saket, ceint par un cloître où s'alignent des milliers
de statues du Bouddha.
Quoique plus nombreuses qu'à Luang
Prabang, les voitures sont encore isolées dans le flot de mobylettes et
de tuk-tuk, ces triporteurs motorisés, qui encombrent les grandes
artères aux heures de pointe. Et après 19 h, le flux de la circulation
se tarit presque complètement, si bien que certains guides de voyage
présentent cette ville de 600 000 habitants comme «la capitale la plus
paisible du monde». Pas pour longtemps, sans doute. Car les
manufacturiers chinois et thaïlandais, alléchés par les bas salaires du
Laos, commencent à délocaliser leur production à Vientiane et les
investisseurs thaïs et malais y font construire des hôtels monumentaux.
D'ailleurs, la ville ne s'endort pas complètement après le crépuscule.
Les habitants s'attardent dans les gargotes des bords du Mékong pour
boire une Beerlao (la bière locale, servie pour 1 $US dans des
bouteilles de 50 centilitres) ou déguster un làap, le plat national.
C'est une succulente salade de poulet ou de poisson arrosée de jus de
lime.
En remontant le Mékong
Pheng est propriétaire d'un «bateau à longue queue», ces embarcations
effilées qui étaient le fer de lance des transports en commun dans la
vallée du Mékong. Pendant près de 40 ans, il a transporté les
villageois qui venaient faire leurs courses ou vendre quelques produits
de leur potager à Luang Prabang. Mais le gouvernement a fait construire
une route et la majorité des ruraux prennent maintenant l'autobus pour
se rendre en ville.
Heureusement,
l'inauguration de la route a coïncidé avec l'arrivée des touristes qui
prennent volontiers le bateau pour aller visiter les villages établis
le long du fleuve ou les grottes de Pak Ou, qui abritent des milliers
de statuettes du Bouddha. Pheng et son fils, Vilai Thong, qui prendra
sa relève (sur le Mékong, on est bateliers de père en fils) peuvent
dormir tranquilles: le tourisme leur assurera du travail pour de
longues années encore.
Nous étions une demi-douzaine de
passagers à prendre place dans le bateau de Pheng à l'embarcadère situé
au pied du Palais royal de Luang Prabang. La pinasse fendait les eaux
cuivrées du Mékong rapidement et, en moins de deux heures, nous avions
atteint les grottes situées à 25 kilomètres en amont. Après avoir
exploré les deux cavités aménagées en sanctuaires bouddhiques dans une
falaise de calcaire qui trempe ses pieds dans le fleuve, nous sommes
repartis vers le Khamu Lodge, où nous devions passer la nuit.
Le
directeur résidant, Serge Thomas, nous attendait sur le banc de sable
qui fait office d'embarcadère au pied du village qui jouxte le lodge.
La propriété, composée d'une vingtaine de tentes montées sur des
plateformes et flanquées d'une annexe en pierres qui abrite la douche
et les sanitaires, fait penser à ces luxueux campements qui accueillent
les touristes fortunés dans les grands parcs nationaux du Kenya et
d'Afrique du Sud. Des panneaux solaires fournissent l'électricité. La
conception et les méthodes de gestion s'inspirent des principes du
tourisme durable, mais aussi du tourisme solidaire. Car le lodge est
exploité en partenariat avec les habitants du village voisin, occupé
par une soixantaine de famille de l'ethnie khamu, une minorité des
hauts plateaux. Le personnel est majoritairement composé d'habitants du
village, et le lodge verse un dollar par client dans un fond qui sert à
financer des projets qui bénéficieront aux villageois. «Jusqu'à
maintenant, nous avons notamment acheté du matériel pour l'école et
financé un projet de retenue d'eau pour améliorer l'irrigation de la
rizière pendant la saison sèche», a expliqué Serge Thomas.
L'après-midi,
je suis parti traîner dans les rues de terre battue du village, qui
s'agrippe au flanc d'une colline. Comme le veut la tradition laotienne,
les cahutes aux murs de paille tressée et aux toits de chaume sont
perchées sur pilotis. J'ai été accueilli par des sourires discrets.
Ici, une femme martelait le riz à l'aide d'un pilon pour l'extraire de
son écorce de son, tout en papotant avec ses voisines. Un homme étalait
des galettes de riz fermenté sur une claie pour les faire sécher au
soleildans le but de fabriquer du tord-boyaux. Les poules, les canards,
les chiens et les cochons circulaient un peu partout. J'ai croisé deux
hommes qui rentraient de la chasse. Ils portaient, suspendu à une
perche de bambou, un sanglier tué dans la montagne. Jusqu'à ce que le
lodge injecte un peu d'argent dans son économie, le village vivait en
autarcie totale. La chasse (sangliers, chevreuils et gibier à plume) et
la pêche dans les eaux du Mékong, qui regorgent de poisson, fournissent
les compléments alimentaires aux produits de la rizière et des potagers.
Dans
la clairière qui fait office de place centrale, des adolescents
jouaient au kàtâw, sorte de soccer local, avec un ballon de rotin.
L'institutrice était assise devant l'école – une cahute comme les
autres – entourée d'enfants. Elle s'appelle Phan Sanit, elle a 18 ans
et elle est en fonction depuis septembre. Elle et son collègue, qui est
là depuis trois ans, se partagent la tâche: 116 enfants répartis en
cinq classes. «Voici deux ans, il n'y avait que 40 élèves, mais
aujourd'hui, nous accueillons aussi ceux des villages des environs»,
m'a-t-elle expliqué.
En rentrant à Luang Prabang, le lendemain,
nous avons fait un arrêt à mi-chemin, à Bom Muong Kéo, ce qui signifie
«le village du manguier». Les chemins étaient mieux aplanis et les
maisons plus grandes. Le long de l'unique rue, les habitants avaient
dressé des étals pour vendre des pièces de soie, des bijoux et
l'habituelle bimbeloterie destinée aux touristes. Chaque jour,
l'endroit reçoit quelques dizaines d'excursionnistes venus de Luang
Prabang. Dans deux ou trois ans, ils pousseront probablement un peu
plus loin, jusqu'au village khamu.
Repères
> Y aller
Les grandes compagnies aériennes
internationales ne desservent pas encore Vientiane ou Luang Prabang. Il
faut passer par Bangkok et emprunter Bangkok Airways, Air Lao ou Air
Vietnam.
> Visa
Des fonctionnaires (souriants!) le
délivrent en quelques minutes à l'arrivée dans les aéroports
internationaux de Vientiane ou de Luang Prabang. Les tarifs varient
selon la nationalité des touristes: 30 $US pour les Français et 42 $US
pour les Canadiens. Il faut fournir une photo «format passeport».
> Argent
On
ne trouve pas encore de guichets automatiques au Laos et les cartes de
crédit ne sont pas acceptées partout. Il faut donc se munir d'argent
liquide. La devise locale est le kip (9500 kips valent 1 $CAN), mais
les deux monnaies les plus utilisées sont le dollar américain et le
bath thaïlandais. Dans les restaurants, tous les prix sont affichés en
dollars.
> Régime
Le régime en place depuis 1975 est
communiste, mais l'entreprise privée a fait un retour en force depuis
le début des années 90. Les chiens de garde traditionnels de la
dictature brillent par leur absence. Au cours des trois jours que j'ai
passés à Luang Prabang, j'ai vu, en tout, deux policiers. Ils réglaient
la circulation, parce qu'il n'y a pas de feux rouges dans la ville. Les
seuls militaires entrevus officient – habituellement avec le sourire -
aux bureaux d'immigration des aéroports.